DON QUICHOTTE OU LE VERTIGE DE SANCHO
– Parmi les œuvres du répertoire, il ne me semble pas que Don Quichotte fasse partie de celles qui connaissent le plus d’adaptations théâtrales. Comment est né votre désir d’adapter ce roman de Cervantès ?
C’est probablement la faculté qu’a Don Quichotte à mettre la « réalité » en question et à en proposer des interprétations inattendues qui m’ont conduit à lui. Le credo de notre époque est que la « raison » et le « réalisme » nous commandent d’accepter le monde tel qu’il est ; « il n’y a pas d’alternative », voilà ce qui nous est dit. La figure de Don Quichotte est à l’opposé d’un tel verdict, elle invite à mettre en doute les certitudes, à réinterpréter en permanence les signes du monde, à en proposer d’autres lectures et à ouvrir toujours sur l’idée qu’autre chose est possible.
– On compte plusieurs dizaines de traductions françaises de Don Quichotte, pourquoi avoir choisi celle d’Aline Schulman ?
La traduction d’Aline Schulman marque un tournant, une rupture avec celles qui l’ont précédée. Elle a redonné son oralité et sa simplicité à une œuvre que la tradition littéraire avait rendu difficile et lointaine, alors qu’elle était à l’origine très accessible et qu’elle avait rencontré un immense succès populaire à sa sortie. La volonté de respecter le rythme et la complexité de la phrase de Cervantès avait fini par étouffer l’humour et la truculence des dialogues ; Aline Schulman a su redonner cette dimension au texte. Sa traduction appelle la transposition de l’œuvre à la scène, quand d’autres la rendent difficile, voire impossible.
– Le passage du roman au théâtre est une opération délicate qui requiert une certaine technicité. Comment avez-vous abordé le travail d’adaptation ? L’avez-vous orienté selon des lignes directrices que vous aviez déjà en tête ou celles-ci ont-elles surgi au cours de votre progression ?
Le travail au théâtre est souvent conditionné par le hasard et les contraintes. Je peinais à trouver le fil de mon adaptation et il se trouve qu’un financement que nous attendions pour créer ce spectacle nous a été refusé. Faute de moyens, j’ai dû renoncer à une distribution plus importante : c’est comme cela que l’idée de centrer le récit sur les seuls personnages de Don Quichotte et Sancho est apparue. Plus tard en voyant le Don Quichotte d’Orson Welles, je me suis aperçu que c’est aussi la piste qu’il avait privilégiée ; peut-être pour des raisons similaires, mais aussi parce que le cinéma, comme le théâtre, rencontre des limites physiques, concrètes que le roman ne connait pas. Porter à la scène ou à l’écran un roman comme « Don Quichotte » cela signifie forcément renoncer à « la vérité de l’œuvre » ; on est contraint de se concentrer sur une de ses dimensions, au détriment des autres.
– Vous avez choisi d’articuler votre adaptation autour de la relation entre Sancho et son maître. Qu’est-ce qui vous a d’emblée intéressé dans celle-ci et qu’en avez-vous découvert en l’explorant par la suite ?
L’histoire de la relation entre Don Quichotte et Sancho est au cœur du roman, mais elle est en quelque sorte dissimulée par la profusion des récits et des personnages qui se succèdent sur près de 1 200 pages. En centrant notre propos sur les scènes où Don Quichotte et Sancho sont seuls, nous avons rendu plus lisible la dimension dialectique de leur relation et la complicité qu’elle construit progressivement entre eux. Curieusement c’est une diminution qui ne m’apparait pas comme une réduction; il me semble qu’elle contient à sa façon les autres récits du roman…
– Vous avez opté pour une démultiplication de la figure de Quichotte, interprétée par trois acteurs différents. Pourriez-vous revenir sur ce qui a motivé cette décision ?
La figure de Don Quichotte est immense et pleine de contradictions… Nous tenions absolument à ne pas en donner une interprétation univoque ou caricaturale. En la démultipliant nous avons cherché à préserver sa complexité et son caractère insaisissable ; s’il y a trois représentations de Don Quichotte sur la scène, cela signifie qu’il en existe une quantité d’autres possibles. Nous cherchions aussi une correspondance à la mise en abîme qui est un ressort essentiel du roman ; nos trois Quichottes sont à la fois acteurs et producteurs du récit, immergés dans l’aventure et maîtres d’œuvre de sa représentation. Ils sont en quelque sorte à la fois Don Quichotte et Cervantès. C’est aussi ce qui trouble Sancho et provoque son « vertige ».
– Don Quichotte refuse de laisser s’accomplir la rupture entre réel et fictif que son époque s’apprête à opérer. C’était au XVII ème siècle. Nous sommes au XXI ème et disposons pour beaucoup de comptes Facebook où les Quesada peuvent se faire chevaliers en quelques posts. Comme si la volonté de Quichotte faisait retour chez nous, ne serions-nous pas devenus ses héritiers ?
Oui mais à condition de mettre aussi nos corps dans la bataille… ce que font Don Quichotte et Sancho, qui ne cessent de payer le prix fort de leur « engagement ».
– Le règne des images – télévisions, écrans d’ordinateurs, panneaux publicitaires – reconfigure notre regard de sorte à ce que nous ne voyons plus qu’avec les yeux et voilà maintenant que le virtuel se substitue à l’imaginaire avec ses formes toutes faites, éventuellement paramétrables selon des modèles pré-existants. Dans ce contexte, Quichotte n’apparaît-il pas plus que jamais comme le défenseur d’une vision de l’esprit et de ses constructions mentales originales ?
Oui, tout à fait mais il ne faudrait pas en conclure que Don Quichotte se situe du seul côté de l’esprit. Le roman de Cervantès est une affirmation poétique du pouvoir de transformation que recèle nos imaginaires. Les fictions que proposent Don Quichotte sont porteuses de potentialités émancipatrices, quand le rappel systématique à la réalité et au réalisme ne produit que de la limitation et de l’empêchement. Don Quichotte répond fiction pour fiction au discours dominant du monde qui est le sien, c’est ce qui fait sa grandeur et son universalité.
– Le cheval dessiné sur un panneau de bois à roulettes et considéré par Quichotte comme étant Rossinante rappelle, en même temps qu’il l’exerce, la précarité de l’illusion théâtrale : le maintien de son existence nécessite qu’elle soit acceptée tout en étant exposée au risque d’une rupture brutale de cette acceptation, qui provoquerait son éclatement. Quand on sait que Sancho porte en lui la potentialité des deux cas de figures, on peut se demander s’il ne serait pas finalement le représentant du spectateur ?
Il l’est effectivement ; et ce qu’il apprend au contact de son maître, c’est peut-être à considérer qu’il n’y a pas nécessairement à opposer illusion et réalité, et que l’imagination n’est pas synonyme de mensonge ni la réalité synonyme de vérité. Il me semble que ce que Don Quichotte nous dit, c’est que la « réalité » n’est rien d’autre que la fiction du plus fort ; et qu’il est légitime d’opposer à une fiction qui ne nous satisfait pas, une autre qui nous convient mieux.
– Je vous remercie d’avoir bien voulu répondre à mes questions, auriez-vous quelque chose à dire à vos futurs spectateurs avant qu’ils n’assistent à une représentation de votre pièce ?
Oui, que nous serions très heureux de discuter avec eux au bar du théâtre après la représentation.